Boucq un franc-tireur pas manchot !

Boucq: l’Interview… (Canal BD Magasine de juin 2001)

Depuis plus de vingt ans, François Boucq creuse au coeur de la Bande Dessinée un sillon fort et personnel. Tout au long de ce parcours, il n'a jamais hésité à prendre des risques et à se remettre en question, là où certains se seraient endormis, bercés par le ronronnement du succès. Bouncer, son nouvel album, vient encore confirmer cette réputation puisque, s'il retrouve en Alexandro Jodorowky son scénariste de Face de Lune, les deux complices s'attaquent à un genre nouveau pour eux : le western. Et comme si cela ne suffisait pas, le dessinateur en profite pour totalement bouleverser sa technique de travail...

Comment est née l'idée de Bouncer ?
En fait, il avait été question que je dessine, sur un scénario de Giraud, une histoire de Blueberry se passant à la fin de sa vie, en 1900. Mais le projet tardait à se mettre en place, apparemment suite à des problèmes avec les héritiers de Charlier. Au même moment, nous commencions à nous interroger sur les orientations qu'allaient prendre les éditions Casterman et donc, avant de réaliser le troisième tome de Face de Lutie, Alexandro Jodorowsky et moi avions décidé d'attendre que la situation s'éclaircisse un peu (et notamment que l'on sache qui étaient nos nouveaux interlocuteurs). Alexandro m'a dit alors : "Tu devais faire un album avec moi. Si on ne peut pas le réaliser chez Casterman pour le moment, faisons une autre histoire chez un autre éditeur. Tu voulais aussi, avec Blueberry faire un western ? Cela tombe bien : il y a des années que j'ai envie d'en écrire un !"


Quelle a été votre première réaction ? 
Je me suis dit : "Pourquoi pas ?" J'avais commencé à réfléchir sur le thème du western, j'étais allé au États Unis voir les décors... Donc, j'ai accepté. En même temps, nous nous demandions bien ce que nous allions pouvoir raconter parce que le western est un domaine où on a l'impression que tout a été fait. J'ai commencé à me plonger dans la documentation, à consulter des photographies... Et je me suis rendu compte que c'était vraiment passionnant. Le Blueberry était un projet totalement référentiel à l'univers de Giraud. Là, cela m'engageait à découvrir réellement comment les choses se passaient pour ces gens qui vivaient dans un pays complètement extraordinaire puisque la civilisation occidentale n'y avait pas encore pénétré. Il m'est alors apparu que l'on pouvait imaginer un western montrant ce côté "endroit où tout est possible". Ce genre de lieu peut exalter des aspects très excessifs de l'individualité humaine... A la même période, j'ai proposé à Alexandro de s'intéresser à la vie de Miamoto Musashi, un maitre de sabre japonais à propos duquel j'avais lu une histoire étonnante sur la confrontation d'un gamin avec la cruauté du monde qui l'entoure. Cela nous a paru intéressant de transposer cette impression dans l'univers du western.


D'où vient votre intérêt manifeste pour le western ?
En fait, le projet Blueberry 1900 est né d'un voyage que j'avais fait en Arizona. Au retour, j'ai rencontré Giraud dans un cocktail et je lui ai parlé des paysages incroyables que l'on voit là-bas en lui disant à quel point je comprenais qu'il ait eu envie de dessiner tout cela, parce ce sont vraiment des espaces et des reliefs géniaux à dépeindre. C'est à ce moment-là qu'il m'a proposé de dessiner une histoire avec Blueberry vieux. Je me suis dit que cela pouvait être intéressant. Je n'aurais pas eu envie de recopier son Blueberry, mais, là, cela devenait un autre personnage, avec une problématique totalement différente de la série principale ou de La jeunesse de Blueberry... Mais, à l'origine, ce qui m'avait stimulé, ce sont ces paysages incroyables que j'avais du mal à imaginer, même en regardant des westerns. Tant que l'on n'est pas dedans, on ne se rend pas compte. En plus, quand on est un raconteur d'histoires, on imagine alors ce que cela devait être d'arriver là pour la première fois...


Graphiquement, quelle approche de ce nouveau domaine ?
Je me rendais bien compte que le gros problème du western dans la bande dessinée, ce sont les références. Avec Giraud et Jijé, il y a une école esthétique extrêmement forte. Mais Alexandro a fait un scénario totalement différent de ceux de Charlier, qui était très influencé par le cinéma hollywoodien de John Ford ou Howard Hawks. Alexandro, lui, voulait faire un western shakespearien : ce qui le poussait, c'était de raconter l'histoire très conflictuelle d'individus d'une même famille... Au niveau du dessin, comme Je changeasi d'univers, j'ai décidé de tout modifier : ma technique (il y a longtemps que je n'avais pas dessiné au pinceau), mais aussi ma manière de concevoir l'espace dans mes pages. l'ai augmenté la taille de mes planches, et j'ai essayé de donner le maximum de champs à l'image...


Contrairement à l'habitude, ce n'est pas vous qui faites les couleurs...
Non. Là aussi, je voulmais changer. J'avais envie de travailler mon noir et blanc de façon beaucoup plus intense que d'habitude et de me laisser surprendre par une mise en couleurs qui vient redéfinir mon dessin tout en s'inspirant des paysages...

N'est-ce pas difficile de déléguer ainsi une partie du travail quand on est habitué à tout gérer soi-même ?
Si, bien sûr, mais je vais de toute façon superviser la mise en couleurs. J'ai d'ailleurs demandé à ce qu'elle soit faite par ordinateur, afin de simplifier les retouches.

Bouncer est votre troisième collaboration avec Alexandro Jodorowsky. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Par l'intermédiaire de Jean Annestay. Nous avons fait chacun la moitié du chemin ! Alexandro habitant Paris et moi Lille, nous nous sommes donc retrouvés à Amiens, au pied de la cathédrale. Et nous avons décidé de réaliser quelque chose que plus personne ne fait aujourd'hui : avec nos moyens, nous allions construire une cathédrale. C'est comme cela que nous avons commencé pratiquement tout de suite à travailler sur le tome de Face de Lune, La Cathédrale Invisible.

Comment se déroule votre collaboration ? Jodorowsky a la réputation de travailler manière très étonnante... 
Nous nous entendons bien. C'est vrai que moi, je ne veux pas qu'il fasse comme avec Moebius à qui il raconte l'histoire pendant que ce dernier prend des notes, ou avec Arno à qui il donnait des cassettes. J'ai envie d'un vrai texte dialogué. Donc nous discutons ensemble de l'histoire et, à partir de là, Alexandro écrit une suite de dialogues (un peu comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre) avec, bien sûr, des indications de jeu. Ensuite, je fais le découpage. Je peux changer l'organisation de certains dialogues ou en couper certains autres. Heureusement : si je dessinais tout ce que me donne Alexandro, nous aurions deux cents pages au lieu de cinquante ! Je suis donc obligé de faire un travail de coupe, assez sacrificiel pour lui mais inéluctable. Je suis un peu comme la personne qui fait le montage définitif d'un film.

On connaît le goût de Jodorowsky pour la provocation. Vous êtes-vous fixés des limites ?
Pour moi, il n'y a pas de limites. On peut aller aussi loin que possible, tout dépend ensuite de la tolérance du lecteur. En même temps, j'essaie d'avoir une écriture la plus élégante et la plus allusive possible, et d'aborder les scènes provocantes dans l'allusion plus que dans la description. Dans la bande dessinée, l'image est très forte et parfois même trop forte par rapport à ce que peut tolérer le lecteur. A la limite, il peut perdre confiance dans la narration à cause d'un effet trop lourd. C'est ce qu'il faut éviter. Par exemple, il y avait dans le tome deux de Face de Lune une scène d'émasculation. J'ai fait en sorte que l'on voit tous les préparatifs de cette opération, sans la montrer directement. Dans ce genre de cas, on peut séquencer les images pour donner l'impression du vécu, sans faire une description qui risque d'être vulgaire ou excessivement outrancière.


Bouncer sera-t-elle une série ?
On verra. L'histoire en cours est prévue en deux tomes.

Et que devient le troisième et dernier chapitre de Face de Lune ?
J'ai dit à Alexandro que ce serait bien de le mettre en chantier simultanément avec le deuxième tome de Bouncer. Le fait de travailler très différemment les deux histoires peut me permettre de les faire avancer en parallèle. En plus, maintenant, je connais bien l'univers de Face de Lune. Quand on attaque une nouvelle histoire, comme c'est le cas de Bouncer, c'est plus pesant parce qu'il faut tout découvrir: les costumes, les armes... Et Dieu sait s'il y avait des flingues à cette époque-là ! Les modèles changeaient presque d'un mois à l'autre. Au Far-West, on a l'impression d'être dans un monde totalement cradingue, où le seul bijou toléré était le revolver !

Le troisième tome de Face de Lune sortira chez Casterman ?
Oui, en principe... A moins d'un malheur !

Autre actualité récente : vous êtes le parrain de Troisième Degré, la nouvelle collection du Lombard. Comment cela s'est-il passé ?
Yves Sente est venu me voir en me disant qu'il allait me proposer un truc totalement délirant. Et il m'a expliqué qu'il voulait me confier la conception de la communication de cette nouvelle collection, en sachant très bien que cela pouvait poser des problèmes avec Casterman et les autres éditeurs. Mais quand il m'a exposé comment il voyait cette collection et quels étaient les premiers livres qui la composaient, je me suis dit que cela valait le coup d'essayer de faire un truc bien. En fait de "parrainage", il s'agit pour moi de donner un effet amplificateur à l'humour de la collection, notamment en présentant un dossier de presse hors du commun. J'ai trouvé ce travail très intéressant, notamment le fait de mettre en valeur d'autres dessinateurs tout en étant bien présent moi-même, ce qui n'est pas évident. J'ai travaillé avec un ami qui a déjà bossé avec moi pour "Un point, c'est tout" et pour des publicités. Et nous avons confié la réalisation à un troisième comparse qui a une agence de communication.